À l’instar de la résilience, il y a un terme que l’on entend beaucoup, partout, c’est celui de bienveillance. Érigée comme état d’esprit à cultiver à l’égard de tous, elle est devenue, dans le monde du développement personnel notamment, la valeur reine, a priori souhaitable en toutes circonstances.
Sur le principe, et si l’on se réfère à sa définition, « disposition favorable à l’égard d’autrui », je serais tentée de dire que la bienveillance en toutes situations est plus que souhaitable. Elle témoignerait de notre capacité à accorder une confiance absolue en l’autre, par principe, à l’accueillir pleinement et sans jugement et à lui accorder le bénéfice du doute.
Je me questionne en revanche sur le visage qu’a pris l’idée de la bienveillance dans la société et dans nos différents comportements humains. Lorsqu’elle est évoquée, expliquée, incarnée, j’observe et perçois une forme d’injonction dans le discours.
Une injonction à tout accepter et à tout tolérer. Une injonction à l’ouverture sans limites. Une injonction à nier les émotions négatives et la contradiction. J’entends aussi, parfois, une ode à la pensée unique, bienveillante donc, qui exclut parfois les débats d’idées et la hiérarchisation de la parole notamment.
En effet, la bienveillance n’est-elle pas en train de basculer dans une forme de complaisance ? Dans une absence de sincérité, à soi et aux autres, qui empiète sur notre désir d’affirmation et notre besoin profond d’émulation ?
Je me questionne réellement. Car si je crois profondément à la bienveillance, je crois aussi que l’idée que l’on s’en fait communément et la manière dont elle est incarnée dans la société, sorte de fade amabilité, est un danger. Un danger car il nous enferme dans le polissage de l’ego, dans le refus de la remise en question, dans l’absence de progrès et d’exigence et dans l’appauvrissement des échanges humains, qui ont résolument besoin de sincérité pour être sublimés. Pour être transcendés.
« La colère est la rage du cœur ». J’ai noté cette citation lors d’une conférence de philosophie avec Elsa Godart la semaine dernière.
Et bien moi, ce nivellement par le bas de la pensée, sous couvert de bienveillance, me met en colère. Mon cœur vibre pour la rencontre brute et authentique des êtres, de leur génie, de leurs ego, de leurs ombres, de leurs pensées et de leurs émotions. Et chercher à les lisser, à les adoucir, à les édulcorer, toujours plus, me semble être non seulement un fléau mais surtout un combat vain.
Aristote disait de la bienveillance que c’est « l’amitié fainéante » et développe dans son œuvre ce qu’est selon lui « l’amitié vertueuse », exigeante et franche, la seule qui compte. Comme souvent, les philosophes de cette époque résonnent beaucoup chez moi.
D’ailleurs, et en marge de cette réflexion globale, cela me fait penser qu’il est intéressant d’observer que cette tendance s’accompagne, dans l’anonymat des réseaux sociaux notamment, d’un mouvement opposé, caractérisé par son approche sectaire, violente et dogmatique, qui fait justement fi de toute forme de bienveillance. Encore une fois, on peut constater avec un étonnement quelque peu ironique, que la société fonctionne dans une forme de schizophrénie.
Mais puisque je suis une profonde optimiste, je ne saurai terminer cet article sans une proposition, une ouverture, une suggestion.
Et si nous choisissions, plutôt que l’illusion de la bienveillance, la sincérité en toute circonstance ? Comme un phare, qui toujours, éclaire nos comportements. Une ligne de conduite de fidélité et de loyauté à soi, qui nous délivre des malentendus, nous rapproche de notre vérité et nous offre la liberté.
Ainsi, cela ne redonnerait-il pas ses lettres de noblesse à la bienveillance, base fertile, qui, associée à cette profonde sincérité, redeviendrait le terreau de la tolérance et du progrès ?
Absolument vrai, profondément authentique. Cet article a fait écho en moi, à ce que j’ai traversé récemment.
Une réflexion claire et tranchante. Cette dualité de la société, ne pas blesser, ne pas offusquer, rentrer dans le moule… Mais quel moule ? Peut-on encore parler de tout ? Peut-on tout dire ? Peut-on vouloir penser autrement ? Tant de réflexions qui découlent de ces lignes ! Merci !
Merci à toi pour ce retour, je suis ravie que cet article soit le point de départ de réflexions futures !
Hello Jade,
Comme je te le disais en MP sur Instagram, je suis jeune CPE. Mes années à l’ESPE ne sont donc encore pas trop lointaines et si le mot bienveillance fait tant écho en moi, c’est qu’on nous l’a rabâché, seriné tout au long de la formation : dans les textes officiels qui encadrent nos missions, dans la Recherche et les discours politiques. La bienveillance, ressassée tant et si bien qu’à l’instar de la résilience (I feeeel you) elle en a fini par être galvaudée, vidée de son sens, voire de son essence même.
A force on ne l’entend plus que comme une espèce de vérité molle, un manque de sincérité, ou plutôt, un refus de la sincérité et de la confrontation. Une forme de lâcheté en somme, qui cherche le consensus à tout prix. Quitte à se brimer quand parfois la brutalité aurait été nécessaire.
Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le mot gentil. Récemment je me faisais la réflexion de la « consonance » de ce mot. Etre gentil ce n’est pas forcément cool. Entre le gentil et le boloss il n’y a souvent qu’un pas. A mon époque la tendance était aux Bad Boys, aujourd’hui elle est aux Bad Bitches. Les méchants seront toujours tendance. J’ai le souvenir d’un épisode des Anges (oui, j’ai de sérieuses références) ou Nabilla disait « J’aimerais pas qu’on dise : ‘Nabilla, elle est gentille’ ! C’est pourri d’être gentille. T’es là, tu sers à rien, t’es gentille… »
Et pourtant, quelle qualité plus belle et plus admirable que la gentillesse ?
Dans ma famille, j’ai longtemps eu l’image de la rebelle voire de la méchante et pourtant je crois pouvoir dire que je suis quelqu’un de gentil. En tous cas je m’efforce de l’être. Dans mon métier, je m’efforce de concilier gentillesse et sévérité. Et le cadre qui me permet de le faire c’est précisément la bienveillance.
C’est la bienveillance comme principe, comme condition préalable à mes actions, qui fait que mes élèves me craignent, me respectent et m’aiment à la fois. Je le dis avec beaucoup de fierté car je me sens tellement récompensée quand les élèves les plus perturbateurs demandent à venir dans mon bureau, me saluent dans la rue, me montrent leur progrès. Les mêmes que je punis, que je gronde, que je rembarre lorsque je suis déçue d’eux. Que j’exclus parfois de l’établissement aussi lorsqu’il le faut.
C’est la bienveillance qui me commande de toujours faire ce qui me semble juste pour l’Autre, sans compromis, sans faux-semblant.
Et ce n’est pas facile d’être bienveillant. C’est un exercice ô combien exigeant et difficile. C’est donc d’autant plus pénible de la voir à ce point galvaudée à force d’être employée à tout bout de champ comme quelque chose de facile à mettre en œuvre.
C’est dur d’être gentil, c’est dur de prendre soin de soi, c’est dur d’être discipliné, c’est dur d’être bienveillant, c’est dur de ne pas se laisser envahir par ses émotions, c’est dur d’être sincère, toujours. Mais c’est tellement gratifiant.
Pour finir sur une note un peu drôle, je pose souvent le dilemme suivant à mes élèves :
Votre patron a une crotte de nez qui pendouille. Qu’elle est la chose la plus bienveillante à faire. Lui dire pour ne plus qu’il ait l’air ridicule ou ne rien dire pour lui épargner un moment embarrassant ?
Jenna