Ethos de l'art d'aimer

L’idée de ce papier m’est venue lors de l’écoute d’une émission interactive (qui se dénommait une « room ») sur un réseau social « ClubHouse », dédiée à « l’art d’aimer ». Cela a produit beaucoup d’échos dans la calebasse de ma tête, d’abord parce que le contexte de publication de l’œuvre d’Ovide, portant ce titre, sous l’Empire d’Auguste, évoquait  pour moi une époque où, déjà, la passion amoureuse apparaissait subversive mettant à mal le vieil ordre familial romain (Est-ce cela qui valut à Ovide d’être exilé ?) ; et aussi parce que, au XXème siècle Erich Fromm avait repris, dans un ouvrage portant le même titre, une idée similaire, mutatis mutandis : la soif d’un amour sincère, romantique, surgissant  dans un contexte consumériste et matérialiste qui l’excluait (la frénésie sexuelle n’étant qu’un symptôme de l’actuelle aporie amoureuse).

Au demeurant, par son idée directrice, le livre de Fromm pourrait être considéré comme une réécriture en forme de vulgate de l’essai remarquable de Denis de Rougemont : L’Amour et l’Occident. Dans cette somme, revient l’idée que le déclin d’une civilisation se manifeste, parmi d’autres indices, dans le fait que l’inflation du sentiment et des affects liés à l’amour, remet en cause les unions durables sur lesquelles est fondée la cellule familiale (le mariage, plus précisément).

Le deuxième élément du titre de mon papier, le terme grec d’ethos, m’a paru adéquat du fait de sa richesse sémantique ; il désigne une manière d’être, de se comporter, de parler, de penser, un style de vie en quelque sorte. Les Grecs de l’Antiquité l’employaient notamment pour désigner les qualités psychologiques et morales que l’on supposait à un orateur, quand on était à l’écoute de la prestation orale de son discours. Dans un sens voisin, la critique littéraire moderne utilise le mot pour évoquer l’univers imaginaire, psychique et esthétique propre à un auteur : par exemple l’ethos aristocratique de Corneille, distinct de l’ethos janséniste et tragique de Racine. Antoine Compagnon, dans Le Démon de la Théorie, est éclairant à ce sujet, lorsqu’il analyse une esthétique littéraire comme une alliance de la « forme de l’expression » (ce que l’on appelle communément le « style ») et la « forme du contenu », à savoir les thèmes abordés ainsi que leur ampleur et leur disposition (ce que l’on nomme le « fond »).

Pourquoi ce long préambule ? Parce que les jeunes gens qui intervenaient dans leur symposium médiatique, parlant de l’amour, tournaient précisément autour de cette triade théorique de la séduction mise en évidence par les anciens rhéteurs : pathos, logos, ethos. Le terme de pathos, d’où est issu le mot « passion » désignant la vérité affective et émotionnelle, tandis que le mot logos, fait référence à ce qui est raisonnable et rationnel, en entrant dans le champ de la mesure et de la juste mesure. Or il me souvenait que mes parents m’avaient communiqué leur conception de l’amour selon une vision trinitaire que je résume ainsi : un partage fondé à la fois sur une attraction érotique, un projet commun de vie sociale et une connivence spirituelle.  Mes parents avaient souligné que c’était ce dernier point, la sensibilité morale partagée (ils formulaient à leur manière le concept d’ethos) qui était finalement le critère décisif du véritable choix amoureux. Et c’est précisément l’effacement de cette priorité qui constitue le nœud de la crise actuelle.

Dès lors se pose une foule de questions. Faut-il voir dans la promotion individuelle des affects (le pathos contemporain) une voie vers le dénouement de la crise avec l’instauration d’un nouveau pacte amoureux ? Se dirige-t-on, au contraire, vers une nouvelle croyance ou sacralité qui confèrerait au couple des amants la durée des promesses absolues et de la parole solennelle ? Est-ce dans le mariage que nous trouvons l’opportunité d’épouser et d’épanouir le meilleur de nos virtualités humaines ? Une synthèse est-elle possible entre l’exigence passionnelle des individus et la maturation sociale de l’amour ?

Il me semble, pour ma part, que l’ethos du duo amoureux, ne peut faire l’économie de cette perspective métaphysique qui consiste à se projeter vers un absolu inatteignable, de même que deux droites parallèles ne se rejoignent théoriquement qu’à l’infini. Telles seraient deux destinées qui font le choix de tracer deux lignes symétriques, comme une portée musicale (mais avec des méandres !), pour créer la mélodie d’une impossible convergence, d’une communion parfaite reportée indéfiniment « d’âge en âge ».

AC.


Et si le thème de l’amour vous inspire, rendez-vous sur www.lartdaimer.fr, le mouvement consacré à l’amour qui nous a inspiré cet article. L’art d’aimer c’est : des rendez-vous chaque semaine sur Clubhouse, un podcast intimiste et un site internet garni un peu tous les jours, avec des témoignages, des articles et des recommandations de livres. 


Intuition de vie

Hier, j’ai écouté l’un des épisodes du podcast d’Oprah Winfrey et Eckhart Tolle, sorte de discussion aux allures de masterclass, qui m’a particulièrement marquée.

J’ai notamment été sensible à un passage sur la dialectique entre la résistance et la capacité à passer à l’action, évoquée par Eckhart Tolle, alors qu’il fait écho à une époque sombre de sa vie, dont voici la substance :

L’action peut naître de l’acceptation et non de la résistance. L’observation et l’acceptation des difficultés, des résistances, des épreuves, est le point de départ nécessaire à un changement. À une évolution de comportement. C’est à cette seule condition que l’on peut sortir de la pensée pour redescendre dans les actes.

Cette réflexion m’a accompagnée toute la journée, en toile de fond, et m’a peu à peu transportée. Transportée dans un espace de réflexion et de création dont voici un court souvenir. Comme une intuition de vie, qui a besoin d’être écrite dans l’urgence. Le fruit d’un vécu aussi, d’un parcours, le mien, rythmé par des épreuves, des rencontres, des bénédictions et des leçons.

La vie c’est affronter tout un tas de petites morts. C’est se laisser traverser par la souffrance. Sans chercher à la diminuer, à l’éviter ou la dévier. C’est affronter ses peines, aussi sombres et profondes soient-elles. Car c’est se donner l’opportunité d’aller au bout de soi et de trouver le terrain de la reconstruction. C’est s’autoriser à se réinventer. C’est s’autoriser le dépassement. Le renoncement heureux. L’élan vital. C’est mourir 100 fois pour vivre, une fois, pleinement, et toucher du doigt ce que l’on appelle, peut-être, le bonheur. Cette plénitude, grisante, sereine, puissante qui prend racine dans la grâce et la sincérité.

La vie c’est saisir chaque opportunité de créer du sacré. De dessiner une trajectoire de vie cohérente, à la hauteur de ce que l’on choisit comme étant ce que l’on veut incarner, porter au monde, dans l’espace temps d’une existence. C’est explorer avec la curiosité d’un enfant et la sagesse d’un vieillard, dans ce jeu d’équilibriste dont seuls les plus courageux accepteront les règles. C’est s’engager, sauter dans le vide et apprécier la chute, dans ce qu’elle a de tragique et de fécond. Étape essentielle d’une vie non subie mais belle et bien choisie.

La vie, c’est entendre, regarder et accepter toutes les facettes de son être, aussi long ce chemin puisse être. Car c’est la promesse de la liberté. Celle qui s’affranchit des blessures et des schémas passés et qui permet d’agir, sans les chaînes de nos traumas, dans toute l’étendue des possibles. Celle qui privilégie les potentialités, le devenir, au delà de ce qui est, sous nos yeux et de la dimension expérimentale de la vie. Celle qui habite les vieilles âmes, dont les synthèses se dessinent avec un peu plus de clarté et de sérénité.

La vie, enfin, c’est choisir le fil conducteur de l’amour. L’amour, fils de la bonté et de la volonté. L’amour. Essentiel, souverain, majestueux. L’amour, qui s’impose ou n’est pas.


La solitude est-elle la condition sine qua non à la connaissance de soi ?

Voici une idée que j’ai souvent vécue comme une tragédie. 

Serait-il vraiment indispensable de faire l’expérience d’une profonde solitude pour qu’un dialogue avec soi, véritable et authentique, puisse naître ? Est-il à ce point difficile de faire fi du bruit extérieur, celui des autres, de l’Autre, qu’il faudrait s’isoler, volontairement, durablement, pour avoir une chance de se rencontrer et ainsi faire l’expérience de sa propre vérité ? 

C’est une question à laquelle j’échouerai surement à répondre dans cet article et pourtant, je ne peux contenir l’émotion qui me gagne, quand, avec le modeste recul que m’offre mon existence, je suis tentée, en préambule, d’avouer que c’est une question à laquelle j’ai envie de répondre par l’affirmative. 

Je me souviens d’une séance avec ma psy il y a quelque temps et d’une conversation que nous avions à propos de la solitude et du terrain fécond qu’elle était en mesure d’offrir (de M’offrir ?). En tous cas, je me souviens de l’émotion vive ressentie lorsque nous évoquions l’idée que, peut-être, la solitude permettrait par définition, de prendre une route, la nôtre, singulière, et que le GPS qui nous guiderait sur son tracé, ne fonctionnerait qu’à l’aide de notre intuition, nourrie de notre expérience, de nos pensées, de nos émotions ou de nos sensations. Que cette solitude, par essence, dépourvue de l’inflexion de l’autre, rendrait possible une certaine pureté dans la trajectoire. Un reflet de l’idéal souhaité, qui nous permettrait, en toute liberté, d’œuvrer pour la réalisation de nos propres rêves.

Cela voudrait dire aussi, avoir le courage de placer ses besoins individuels avant ceux d’autrui. Et aussi agréable, évident, confortable… a priori… que cela puisse paraitre, imaginez un peu. 

Une existence au sein de laquelle vous auriez la capacité de vous emparer de votre libre arbitre, et de décider, en toute conscience mais aussi en renonçant à la possibilité de déplacer la responsabilité sur autrui, de la direction à donner à votre vie. Imaginez, cette liberté, totale, qui viendrait s’éprouver dans le périmètre de vos seules limites, de vos seules contraintes, de vos seules croyances. 

N’est-il pas grisant de l’imaginer ? Ne ressentez-vous pas aussi un léger vertige ? 

Ceux qui ont déjà éprouvé, au plus profond d’eux-mêmes, cette entrave à leur liberté individuelle, dans l’expérience du couple, de la famille, de la fratrie ou encore de l’entreprise, n’auront pas de mal à ressentir ce frisson qui leur parcourt l’échine quand ils s’autorisent à imaginer ce que représenterait cette liberté dont nous serions seuls à dessiner les contours (dans un écosystème global qu’est la société, qui fonctionne avec sa morale et son éthique, et dont on ne peut jamais complètement s’affranchir par ailleurs). 

Derrière cette idée, il y a aussi la notion de responsabilité, je l’ai évoqué. Car s’emparer de sa liberté est peut-être l’acte de courage le plus significatif, tant il nous oblige à faire face, en toutes situations, au poids de nos décisions. On peut d’ailleurs se questionner sur notre faculté à éviter cette solitude, ne serait-ce que pour avoir la possibilité, le confort, de partager, de déplacer cette responsabilité de décision vis-à-vis de l’existence, qui, par définition, se façonne à mesure que l’on agit et que l’on choisit.

« Faire et en faisant se faire » disait Sartre. C’est une formule pleine d’espoir, certes, mais qui rappelle avec une certaine éloquence, la responsabilité qu’a chacun de façonner sa vie et de lui donner un cap, par un ensemble d’actions, qui in fine la composent. 

À titre personnel, je dois bien avouer que les moments où je me suis le plus trouvée, ont été ceux composés de solitude, synonyme alors, de silence et d’espace. Des moments off, choisis, qui permettent de créer un lien plus étroit encore avec son corps, son coeur et sa tête. Des moments de dialogue, d’écoute, de recul. En psychologie, on appelle ça « la position méta », qui nous permet de – nous – voir, dans notre entièreté, dans notre environnement et à l’écoute de tous les aspects de notre être. 

Lorsque l’on vit pleinement ces moments, d’une rare intimité, il est puissant d’observer, de constater et de comprendre le pouvoir de la solitude, qui permet alors cette connaissance inédite de soi. Une sorte d’épiphanie, à la fois effrayante, troublante et tellement émancipatrice.

Alors, me direz-vous, et l’amour dans tout ça ? L’amour amoureux, l’amour d’un enfant, l’amour d’un parent ? Ne permet-il pas de transcender les souffrances et sublimer l’existence ? Je vous l’accorde, et vous propose d’y réfléchir ensemble lors d’un prochain article. 


Commentaire : "L'existentialisme est un humanisme"

Quand j’ai lu en classe de philosophie cet ouvrage de Sartre, transposition d’une conférence qu’il avait prononcée en 1946, ce fut avec le sentiment que les idées infléchiraient désormais le sens de mon existence. En effet jusqu’alors je suivais le cours évident tracé par la société et mon éducation familiale, avec pour boussole morale les idéaux civiques et religieux qui en vérité se présentaient de manière plutôt négative et abstraite : ne pas déroger à la loi, être utile et bienveillant, pardonner, se connaître pour se maîtriser…

Et voilà qu’un penseur s’adressait à moi dans un bref ouvrage tonique et salutaire en m’enjoignant ce que je résume ainsi : « assume ton existence personnelle, ce sont tes actes et tes engagements qui fondent tes valeurs, même ton amour n’a aucun prix s’il demeure en ton cœur comme simple virtualité, car toute notre subjectivité ne vit que de s’incarner dans le concret, le partage réel, la réalisation de projets…c’est ta liberté de choisir ainsi les manifestations de ton être profond, d’accepter la finitude de ta condition, de forger ta vie selon l’image que tu te fais de l’humanité ».

Moi qui croyais encore qu’il suffisait d’avoir une « belle âme » pour être humain et heureux, voici que j’étais précipité hors de moi et requis d’agir et d’actualiser le legs moral que je gardais en dépôt ! Du coup, j’analysais ma situation dans le monde et je voyais que l’idéalisme de la bourgeoisie (la justice, le droit, la démocratie, le savoir scientifique, la culture désintéressée…) s’accommodait fort bien du culte du profit, de l’exploitation des plus faibles, de la compétition des égoïsmes et donc du matérialisme ambiant d’une société où la « transcendance » n’était plus qu’une pétition de principe. Inversement, mes camarades marxistes qui se déclaraient « matérialistes » étaient téléguidés par le dogme « religieux » d’une société idéale, sans classes, aboutissement du devenir inéluctable, dialectique, « scientifique » d’une « providence » historique.

Or Sartre soulignait que cette situation absurde était le cœur de la réalité : l’être humain était toujours au carrefour d’un conflit de devoirs, comme cet étudiant qui au moment de l’Occupation devait se déterminer entre son obligation familiale de rester en France pour s’occuper de sa mère malade et dépendante ou son exigence patriotique de rejoindre la Résistance à Londres pour combattre le nazisme. Oui, « nos actes nous jugent », on doit réinventer sans cesse ses valeurs à travers les choix de l’action ; et ne pas choisir est encore une manière de choix.

Quand je lisais que l’homme est « condamné à être libre », je comprenais que Sartre m’invitait à me libérer des déterminismes socio-historiques (on est le reflet de son époque et d’un surmoi social), à prendre une distance critique par rapport à mon éducation familiale et religieuse, à avoir une juste appréhension de mon profil psychologique et affectif… toutes ces causes n’étant objectivées que pour créer le « libre arbitre » d’un acte authentique, fidèle aux aspirations de mon être profond. Sartre fustigeait les alibi, les faux fuyants de ceux qui n’assumaient pas leur liberté ( les « lâches » et les « salauds »).

Avec l’âge et l’expérience j’ai pu nuancer ou retourner certains points de cette philosophie existentielle. Ainsi la célèbre formule de L’existentialisme est un humanisme, « l’existence précède l’essence » pourrait être amendée à travers l’affirmation d’Heidegger : « L’essence de l’être humain réside dans son ek-sistence » ; exister impliquant en effet de se situer dans le monde physique et historique, selon un mode d’adhésion/distanciation ; exister impliquant en outre d’assumer sa condition humaine, à savoir le fait d’être projeté « hors de soi », dans une autodétermination irrécusable ; en impliquant notre « être » dans le relatif, le contingent, ce que l’on désigne comme l’ « immanence ». Et que signifie « être » sinon l’intuition de la somme des possibles se révélant à chacun de nous pour dessiner sa trajectoire de vie pleinement « œuvrée ».

Sartre ne reconnaissait-il pas lui-même que l’action individuelle était guidée par une intuition universelle, une représentation que l’on se fait de l’humanité, d’un être humain idéal en quelque sorte. Sartre et Heidegger me semblent d’accord sur ce point : l ‘essence de l’être humain consiste à s’inventer à chaque instant, en se défaisant de toutes les catégories abstraites de la raison, y compris les idéologies, comme si chacun devait faire advenir celui qui est présent en lui sous la forme d’une voix intérieure, une intime nécessité que je me résous à appeler « ma conscience ».

Puis-je ajouter que l’existence a toujours été rythmée pour moi par un éternel balancement entre des moments de plénitude, d’enthousiasme, d’ « extase » au sens baudelairien de « transport de l’esprit et des sens », et les phases d’un « exode », un exil positif à la recherche de quelque terre promise, hautement exhaussée ? C’est peut-être le double sens qu’il convient de donner à ce terme d’ « ek-stasis » par lequel Heidegger définissait notre être-au-monde, ou dasein de l’Existant.

AC


L’amour-propre, remède ou dérive du moi ?

C’est assez symptomatique, en préparant cet article et tout simplement en allant lire la définition de l’amour propre dans le Larousse, on comprend rapidement que l’amour que l’on se porte est très souvent associé à « une opinion trop avantageuse que l’on a de soi-même », dont les synonymes seraient « la fierté, la présomption » et contraires à « l’humilité, la modestie ». 

Est-il donc si mauvais d’éprouver de l’amour à son propre égard ? Est-il à ce point prétentieux que de développer de la tendresse, de la compassion, de la bienveillance à soi, si tant est que cela est une définition de l’amour ? 

Dans une époque où nous n’avons jamais accordé autant de temps, d’énergie et de moyens financiers à notre bien-être, physique ou mental : sport, psychologie, coaching, alimentation, chirurgie etc. la question de l’amour-propre, l’amour à soi, me semble être une réflexion opportune. 

J’ai longtemps partagé l’idée que, « trop s’aimer » est la porte ouverte à toutes les vanités. J’avais bien en tête le mythe de Narcisse, dont le destin tragique nous apprend assez tôt le danger du désir de son propre reflet. J’avais bien intégré aussi, à quel point, vis-à-vis de l’autre, il était mal perçu de se valoriser, de se mettre en avant, de s’aimer, et de le dire. 

Cela était tantôt perçu comme de l’arrogance, de l’égoïsme, de l’individualisme ou encore de l’orgueil. Je pense notamment aux moralistes du XVIIe siècle et plus généralement aux religieux, qui, au nom d’un altruisme exacerbé, ont tendance à dévaloriser le moi individuel. 

Et peut-être parfois cela est-il vrai, mais ces écueils ne sont-ils pas témoins de notre humanité et, par extension, notre capacité à en prendre conscience, à les dépasser et à les transcender ne fait-elle pas partie des quêtes de l’existence ? De ce qui va donner du sens, un cap, à notre passage sur Terre ? 

Peut-être est-ce ma foi dans le caractère intrinsèquement bon de l’être humain, mais je crois que nous souffrons, intimement, bien plus souvent de notre manque de compassion et d’amour profond pour nous-même que par son excès. Je crois que les jugements et l’intransigeance que nous développons envers nos actes et nos pensées sont une tyrannie insupportable et qu’ils sont source de tant de tiraillements internes, de tant de torture mentale, qu’il est temps de s’y attarder un peu. 

Parce qu’à force d’avoir cultivé l’art du consensus et de la modestie, la dérive n’a-t-elle pas été le sacrifice et l’oubli de ses besoins profonds ? Ou encore la sur-adaptabilité à autrui, pour combler notre besoin profond d’amour, que nous ne saurions pourvoir ? 

À titre personnel, je suis tant de fois tombée dans ces travers : par volonté d’être intégrée, acceptée, validée, et in fine, aimée vraisemblablement. Tant de fois, et par manque d’amour-propre, me suis-je travestie, pour correspondre à ce que l’on attendait de moi. Combien de fois me suis-je détestée de ne pas correspondre au standard de l’autre (quel que soit le visage de cet autre d’ailleurs) ou à ce que j’avais intégré comme étant ce qui est « aimable » ?

Combien de fois aussi, par manque d’amour – profond et inconditionnel – pour moi, ai-je ressenti une vive culpabilité, de ne pas toujours être à la hauteur, dans l’expérience concrète de la vie, de mes principes, de mes ambitions ou de mes aspirations ? 

Quand je vois l’énorme écho dans la société qu’ont des combats comme le body-positivisme ou simplement comme le bien-être s’est enraciné, comme une immense respiration, dans les sociétés occidentales, je me demande à quel point l’étau du désamour individuel s’était refermé sur nous, et à quel point le besoin de développer un amour inconditionnel et pas seulement circonstanciel à son égard est-il devenu urgence ?  

Parce que finalement, l’amour de soi n’est-il pas simplement la volonté de créer de l’espace pour un dialogue interne, permettant la considération absolue de toutes les facettes de son être et de sa personnalité, l’acceptation de ce qui est « soi » dans ses parts d’ombre et de lumière et ainsi, la possibilité de s’en libérer, afin de vivre une existence vraie, sereine et congruente ?  


La fabrique de la joie

Il y a quelques semaines, j’ai lu La Joie, de Charles Pépin, qui m’a amenée à me questionner sur cette émotion singulière, et à y réfléchir de façon plus globale, plus philosophique aussi. 

Jusque-là, je m’étais simplement contentée de la vivre, cette émotion, et je n’avais jamais ressenti le besoin de comprendre ses contours, de creuser son existence. Je me contentais d’accueillir, comme un heureux hasard, sa présence, plus ou moins régulière, plus ou moins furtive. 

Rapidement l’une des premières questions que l’on se pose, à mon sens, quand on s’attarde sur le sujet de la joie est de savoir si l’on peut réellement en parler sans lui associer deux notions qui lui font cortège : le plaisir et le bonheur.

J’ai découvert il y a peu le travail du philosophe Jean Lacroix, qui voyait dans cette trilogie (joie/plaisir/bonheur) des espaces temps différents, mais bel et bien unis : le plaisir étant tributaire de l’instant présent, fugitif, qu’il nous faut cueillir (« carpe diem », cueille le jour), le bonheur nous projetant au contraire dans un absolu, éternel et insaisissable, hors de notre portée humaine. Puis la joie, qui s’inscrirait entre ces deux balises, désignant tout l’espace situé entre les deux, une sorte de plaisir qui se renouvellerait harmonieusement, comme le mouvement des vagues, sur la durée d’une existence. 

Dans Le sens du dialogue, Jean Lacroix s’interroge en effet sur ces notions dans un chapitre qu’il intitule « Plaisir, joie, bonheur » et où l’on peut lire en conclusion : « L’état proprement humain n’est ni le plaisir qui est au-dessous de l’homme, ni le bonheur qui est au-dessus, mais la joie. Et cependant, au plus profond de moi, il y a une nostalgie du bonheur que je ne puis étouffer. [...] La joie est la conquête de l’homme, mais le bonheur est le don de Dieu. ».

Mais l’espace médian que serait la joie, n’est-il pas finalement accessible par cette porte d’entrée que serait le plaisir, que l’on chercherait à renouveler sans cesse, parfois même à notre détriment, quand les addictions viennent empiéter sur notre joie de vivre ?

Le philosophe de la joie que fut Spinoza avait déjà mis l’accent sur cette dynamique psychique qui trouve son origine dans le désir, la libido, et s’accomplit dans une quête de la béatitude conçue comme un élan vers la perfection. Ainsi la joie incarnerait un progrès éthique, en nous libérant des « passions tristes », des pulsions négatives, en nous mettant en phase avec l’ordre naturel des choses.

Le bonheur a quant à lui mauvaise presse aujourd’hui, tant il est associé aux idéologies meurtrières ou au fanatisme des religions. En même temps, combien de fois chacun d’entre nous a-t-il ressenti ce sentiment universel, cet invincible appel à un bien-être absolu, total et partagé, une utopie qui nous donne la force et l’énergie créatrice de nous réinventer et de nous transcender ?

Le bonheur, comme le plaisir, seraient-ils donc les deux pôles entre lesquels circulerait le courant alternatif de la vie ? 

Dans le roman de Charles Pépin, le héros associe la joie à l’adhésion à ce qui advient, à l’ordre des choses. Une sorte de satisfaction pleine et heureuse, des circonstances et du contexte, qui sont alors pleinement vécus, quel qu’en soit l’issu. Ainsi, cette adhésion le coupe de tous remords, culpabilité ou même frustration des potentiels tournants pris par la vie. 

Pour ma part, j’aime bien l’idée d’une « fabrique de la joie », une sorte d’état d’esprit, adopté en pleine conscience, qui navigue avec souplesse entre ces deux pôles que sont le plaisir et le bonheur. Car si le plaisir est souvent lié à une forme de hasard, que l’on accueille avec l’innocence des premières fois, le bonheur relève quant à lui d’une sorte de grâce, de sérénité absolue, difficilement atteignable, pour ne pas dire impossible.

Pour ce qui est du plaisir, volupté étrangère à toute morale, j’ai appris en discutant avec mon père que l’on pouvait se référer aux stoïciens, à Sénèque par exemple qui mettait en garde : « les vices s’insinuent en nous par l’intermédiaire du plaisir » … et qui indiquait que ce serait précisément le rôle de la morale de filtrer les affects positifs, constructifs, et de censurer les déviances. 

Cela m’a donné envie de creuser, encore, ce sujet de la Joie et de ses compagnons de route, Plaisir et Bonheur, notamment sur le plan philosophique mais aussi et surtout d’être encore plus attentive à leurs diverses manifestations. D’accroître ma capacité à accueillir mes émotions en pleine conscience et à les reconnaitre à l’échelle de ma vie. 

Un long chemin j’en suis sûre et le début d’un beau dialogue interne.