Certains souvenirs scolaires inscrits dans la cire encore molle de notre mémoire d’adolescent nous reviennent parfois, mais sous un éclairage nouveau, de manière métaphorique en quelque sorte. Ainsi en est-il pour moi de l’incontournable leçon sur le théâtre classique proférée par un enseignant hors-pair qui m’a fait aimer la littérature.
Nous avons tous ânonné à un moment de notre cursus la fameuse règle des trois unités formulées par Boileau : « Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli ».
Notre professeur avait commencé son propos par l’analyse de l’unité de temps qui stipulait que l’action devait s’inscrire dans « une révolution du soleil », soit un maximum théorique de 24 heures. Ceci pour que la durée de cette action soit aussi proche que possible de la durée de la représentation. J’avais relevé, mais sans en mesurer la portée, un trait d’humour de notre prof de lettres : « c’est comme notre existence qui est constituée d’une seule journée ». Bien plus tard j’ai compris ce qu’il voulait dire : nos désirs, nos actes, nos projets, étaient en fin de compte construits selon la perspective d’une durée probable de notre vie humaine ; et c’est même cela qui lui conférait son intensité dramatique.
Quant à la règle de l’unité de lieu, elle impliquait que le cadre de l’action, adapté au genre (maison bourgeoise pour la comédie ; palais pour la tragédie), ne fût pas dispersé dans des espaces divers, afin que l’intrigue trouve la condition la plus propice à sa crise et son dénouement. Là encore la vie m’a appris, lorsque j’ai eu quelques décisions importantes à prendre, le rôle essentiel du lieu dans lequel j’ai « acté » tel projet, tel épisode crucial, telle entreprise…comme si mon comportement avait été « magiquement » conditionné par les circonstances concrètes, et pour ainsi dire l’ « entour » ou le « génie » du lieu.
S’agissant de l’unité d’action, notre prof de lettres, après avoir rappelé que l’intrigue, qui se résumait en « unité de péril », suivait une ligne directrice et que les actions secondaires ne faisaient qu’étayer l’événement principal, avait conclu de manière inattendue : « c’est comme dans vos dissertations : une idée par paragraphe, une idée par partie, une idée générale pour l’ensemble…et quand vous aurez mon âge, une idée pour votre existence ». Rires dans la classe. Avec le recul, on peut dire que c’était plutôt bien vu : c’est bien l’ « unité de menace » qui nous permet de nous rassembler en nous-même et de nous fédérer collectivement, en laissant de côté les éléments accessoires.
Mais j’ajoute ceci à la leçon de mon professeur : méfiez-vous de la tyrannie de ceux qui veulent vous imposer leur agenda, leur timing et leur espace favori. Inversement respectez la liberté d’autrui en négociant avec générosité unité de lieu, de temps et d’action ! Chaque existence ne se joue-t-elle pas sur la grande scène du monde à la croisée de l’espace et du temps ?
Il est vrai que ce conseil appelle une foule de questions sur la « théâtralité » de la vie sociale : celle-ci n’est-elle pas envisagée depuis toujours comme une « comédie humaine » où chacun est censé jouer un rôle conformément au système de représentation en cours (valeurs, imaginaire, idéologies propres à chaque époque et chaque culture) ; ce que les classiques avaient théorisé sous la forme d’une règle plus ou moins tacite de « bienséance ». La liberté ne consiste-t-elle pas alors à savoir se déprendre de ces scénarii conventionnels et fictifs pour inventer son existence à l’écoute de son moi profond et authentique ?
De même avaient-ils lié l’illusion théâtrale à la notion de « vraisemblance », cet « effet de réel » qui suscite l‘émotion, permettant ainsi la catharsis, ou purification des passions.
Ces considérations nous amènent à la parabole sartrienne du Garçon de Café, dans l’Etre et le Néant, cet employé zélé qui aliène son être en épousant trop étroitement sa fonction, en jouant parfaitement son rôle à travers les automatismes professionnels exigés par le regard d’autrui. Au contraire de ce comportement, la liberté et l’authenticité, s’identifieraient au dépassement du conformisme … quitte à ce que l’on soit dupe de ses propres illusions.
Ce qui fait surgir une nouvelle question : quelle est cette impulsion qui nous pousse, nous presse, à revendiquer l’autonomie de notre existence, tout en nous faisant chercher au-delà de nous-mêmes un principe organisateur, une « transcendance », comme ces « personnages en quête d’auteur » conçus par Pirandello ? A défaut de pouvoir nommer un Être suprême, auteur du grand théâtre du monde, le « sens de l’existence » relèverait d’un postulat ou d’une « hypothèse morale » que chacun aurait alors à vérifier, à expérimenter.