Pour introduire le thème philosophique suggéré par le titre de cet article quelque peu énigmatique, permettez-moi de partir de mon expérience de navigateur. En effet en navigation côtière, avant l’usage du GPS, on était amené à « faire le point », à se situer sur une carte nautique, en procédant par « triangulation » : grâce à un compas de relèvement (boussole portative, en quelque sorte), on se référait à deux points remarquables sur la côte (points appelés « amers »), ce qui permettait de faire se croiser deux lignes au point précis où se trouvait le navire. Le triangle ainsi formé donnait un repère, une visibilité, je n’ose pas dire « une conscience », à ce bateau.
La vision trinitaire de la subjectivité qui s’est imposée au début du XXème siècle est due, comme chacun sait à Freud, qui à nommé « topique » la triade des points de vue, des « instances » dont se compose chaque sujet humain : le « moi » désireux d’être maître chez soi, en pleine conscience de ses actions, souvent sous tension, dans des rapports de force avec le « ça », autre instance constituée d’un faisceau de pulsions (au premier chef, la sexualité avec ses alliés de la libido, parmi lesquels cet « instinct de mort » qui nous suggère de nous fondre dans la matière inerte pour trouver la quiétude éternelle) ; et, troisième instance formant un triangle avec les deux précédentes, le « surmoi » coalisant sous sa bannière les idéaux, les devoirs, la morale avec toutes ses figures d’autorité.
La religion avait déjà exploré, sous un autre angle, la conscience de l’homme configurée selon un absolu, un Dieu trinitaire, démultiplié en trois « personnes » (les théologiens ont finalement préféré ce terme à celui trop savant d’« hypostases ») : un Être infini, « paternel », reliant tous les humains dans l’intuition de leur « fraternité » ; une personne incarnant l’amour de cet Être « parental », personne « christique », c’est-à-dire exemplaire au premier titre ; enfin, troisième instance, l’Esprit autrefois appelé Paraclet, c’est-à-dire le Médiateur.
Cette Trinité est donc fondée non sur des rapports de force, mais sur la relation d’amour qui maintient la triangulation divine. Les premiers chrétiens interrogeaient ainsi l’Esprit pour savoir comment ils pouvaient se conduire à l’imitation du Christ, dans l’amour de Dieu.
Quelques siècles auparavant, un philosophe grec, Aristote, avait défini une topique philosophique, constituée de la triade suivante : l’individu, soucieux de satisfaire son moi ; le citoyen pour qui l’identité collective de la Cité importait seule ; le philosophe, enfin, qui donnait la priorité à l’être humain dont il se sentait dépositaire au plus intime de lui-même. Le prédécesseur d’Aristote, celui qui fut son maître, Platon, voyait, lui, trois notions fondamentales au firmament des idées : le Vrai, le Beau et le Bien.
Alors aujourd’hui, quel homme trinitaire inventer ? Certains proposeront cette triade : l’individu ; l’être social ; l’homme dans son identité biologique. Mais on pourrait aussi bien envisager trois manières d’en user avec le Temps : la durée individuelle d’une existence, entre la naissance et la mort, condition nécessaire à l’expression des désirs et des projets de chacun de nous ; la durée historique et sociale de notre « être collectif » qui prend des formes variables, intergénérationnelles et humanistes ; enfin l’aspiration à l’éternité, ce besoin d’absolu, de hors-temps, qui nous évite de rester englués dans le devenir du monde…
L’important, n’est-il pas qu’aucune de ces temporalités, aucune de ces instances, ne veuille imposer sa tyrannie aux deux autres ?