Je vais commencer cette réflexion sur le présent par quelques considérations qui seront le hors-d’œuvre culturel de mon propos.
D’abord en me référant à un historien (Hartog) qui a montré comment de grandes périodes de civilisation ont choisi des « régimes de temporalité » différents : par exemple l’Antiquité à privilégié l’autorité du passé, de la tradition, alors que l’époque Moderne a accordé sa préférence au futur, source d’action, les projets des hommes étant alors considérés comme une forme de dépassement, de liberté. Notre époque qualifiée parfois de post-moderne serait axée sur le présent, au point que l’on pourrait appeler « présentisme » ce besoin actuel de tout rapporter à notre vécu « ici et maintenant ». Le présent est alors considéré comme le moment privilégié de l’éveil de la conscience et des choix essentiels.
Prenons maintenant les choses par un autre bout. Nous avons appris au Collège que le temps grammatical du présent avait deux valeurs fondamentales : désigner une action en cours, purement circonstancielle : par exemple en ce moment j’écris, et vous, vous lisez ; mais le présent désigne aussi une action habituelle, qui serait l’expression de l’être d’une personne : « cet homme dit toujours la vérité », c’est un être véridique, authentique ; cet autre « boit » : c’est un buveur.
Je vais donc essayer de vous faire réfléchir à ce double aspect du présent dans notre manière actuelle de « vivre au présent ».
Partons de l’exemple de Montaigne expliquant que le plaisir de vivre s’identifiait à la plénitude de l’instant vécu : « quand je danse, je danse » ; ce qui rejoint la doctrine épicurienne du carpe diem : « cueille le jour d’aujourd’hui ». Mais malgré la promptitude de la saisie, ce présent se dérobe dans le devenir, comme un fleuve qui reste toujours là, entre ces deux rives, tandis que son eau s’écoule inexorablement. Il y a donc à côté des moments de présent absolu, hors du temps (acmé du plaisir ou du bonheur spirituel, peu importe), des moments où le présent nous donne conscience du passé révolu et de l’avenir possible. Plus exactement, le passé devient « prophétique » en nourrissant nos projets d’avenir, ce qui est notre façon humaine de prendre pied, présentement, dans le devenir.
Savoir régler l’alternance entre ces deux formes du présent pourrait constituer la base d’une sagesse, qui peut se décliner de multiples manières : il y a, par exemple, le contexte qui nous entoure de sa co-présence mais auquel nous accordons une attention flottante (ce bureau silencieux, d’où je vous écris ou ce métro bruyant, d’où peut-être me lisez-vous). Et soudain, dans le champ de ma vue ou de ma conscience le flash émotionnel d’un moment poétique (comme Baudelaire pour « une passante » dont il a croisé le regard… « fugitive beauté dont le regard m’a fait soudainement renaître, ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? » ) ; il y a encore ce moment présent où l’on se sent soudainement pleinement en phase avec soi-même, ou dans la ferveur d’une commune présence…et la joie de cet autre présent où l’on s’engage résolument dans une action que l’on sait humainement positive.
Je terminerai mon propos de ce jour (plutôt abstrait, comme tout ce qui a rapport au temps) par une dernière référence « savante » concernant le présent de la parole et de l’écriture, qui serait le modèle de toutes les autres formes de « présent », selon les linguistes : nos paroles ou nos écrits actualisent, rendent présents sous forme d’énoncé (in praesentia !), les possibilités de langage, les virtualités de paroles ou d’écriture contenues dans les ressources lexicales et grammaticales de chaque langue (in absentia !).
Faut-il croire, alors, que le présent puisse naître de l’absence ?