Dans un précédent billet, je comparais la vie de la conscience à une navigation à l’intérieur du triangle formé par le souci individualiste de soi, l’exigence intime de l’intérêt collectif et la prise en compte d’un besoin « métaphysique » d’absolu. La plupart du temps on arrive à coordonner les desiderata de ces trois instances du « je », et, malgré quelques intermittences du cœur, quelques doutes ou hésitations, la navigation se déroule sans encombre. Mais il y a parfois tempête sous le crâne, autrement dit une « crise de conscience », moment crucial où nos valeurs et notre être profond sont mises à l’épreuve.

La littérature a bien sûr exploré cette zone de l’existence où les philosophies de beau temps ne sont plus de mise. Les lecteurs des Misérables de Victor Hugo se remémorent le douloureux débat intérieur de Jean Valjean, lorsqu’il apprend qu’un innocent va être condamné aux galères à sa place. Les nostalgiques du bac philo se souviennent de l’exemple canonique proposé par Sartre : un étudiant vient lui demander conseil pour savoir, alors que la France vient d’être envahie par les armées nazies, s’il doit rejoindre la Résistance à l’étranger, ou rester auprès de sa mère au nom de son devoir filial. Sartre lui répond que c’est son choix qui fixera ses valeurs et donc sa définition de la liberté. Camus dans un autre contexte de guerre avait affirmé : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ».

On le voit, les cas de conscience sont des moments privilégiés de la vie intérieure, permettant une nouvelle naissance à soi, un dialogue de vérité, supplantant ainsi l’autre versant de la (mauvaise) conscience : la dialectique du regret, du repentir et du remords qui est un classique de la réflexion morale et que j’évoquerai dans un autre feuillet.

Mais partons d’un exemple actuel pour sonder les turbulences de la conscience contemporaine et ses tiraillements entre le bien-être individuel, l’intérêt collectif de la nation et le devoir humanitaire. À une époque où les migrations de populations vont s’amplifier par nécessité vitale (ce ne seront plus des « émigrations » choisies et régulées), des attitudes s’opposent et s’opposeront violemment en fonction de l’issue donnée à la crise de conscience (toute crise étant une obligation de se déterminer et de choisir ses valeurs) : certains n’ont même pas besoin de débat pour réaliser leur synthèse : le primat de la solidarité humaine s’impose sans conteste. D’autres, se plaçant d’un point de vue politique argueront de la nécessité de prendre en compte le maintien de notre tradition et de notre culture, ce qui amène à réguler les flux migratoires (je ne parle pas des hystériques nationalistes qui évoquent « un génocide par substitution »). Quant au point de vue individualiste, il est affecté bien sûr par les incidences personnellement vécues du phénomène collectif dont il est question.

La philosophie peut sembler ici impuissante ; elle nous apprend seulement à ne pas laisser le champ de la conscience être totalement envahi par la tyrannie de nos opinions et à privilégier notre devoir d’humanité.